Le style lui-même se doit de porter, dignement et dès le titre, le deuil du génocide en cours à Gaza, via l’exigence d’un phrasé précis, sobre, juridique, sauf lorsqu’il s’agit de mettre en exergue le mérite exceptionnel du pays de Nelson Mandela dans sa « dé-Croisade » contre l’interminable supplice du peuple palestinien.
Aux origines d’un engagement éthique
En prononçant, en toute finesse, à La Haye, l’expression d’apparence faussement anodine et inoffensive « Israël a de puissants amis », la ministre sud-africaine des Affaires étrangères, Madame Naledi Pandor, a « marqué un but » diplomatique, moral et politique d’une portée historique, pour l’Afrique du Sud, pour l’Afrique et pour l’humanité. À l’écouter, quelques minutes seulement après la divulgation des conclusions provisoires de la CPI au sujet de la tragédie à Gaza, on saisit aisément les multiples sous-entendus de l’initiative juridico-diplomatique prise par l’Afrique du Sud, en prévention d’un génocide notoirement acté à Gaza.
Si une citation pouvait, à elle seule, expliquer la détermination sud-africaine à défendre des Palestiniens abandonnés, aujourd’hui, à leur triste sort par les puissants et les moins puissants de ce monde, c’est probablement celle prononcée par Nelson Mandela, en 1997, à l’occasion de la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien : « nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens ». Un « coup de sifflet » moral retentissant qui aurait dû faire réfléchir les « puissants » de ce monde, tant l’homme incarnait, incarne et incarnera longtemps encore la sagesse sur terre.
Pour souligner davantage l’enracinement du sentiment pro-Palestinien dans la conscience noire sud-africaine, il suffit de rappeler que le 28 septembre dernier, lors de son synode, l’Église anglicane d’Afrique du Sud, précédemment dirigée par le premier archevêque noir du pays et prix Nobel de la paix, Desmond Tutu a écrit, noir sur blanc et pour la première fois de son histoire, que : « Israël est un État d’apartheid ». Qui mieux que les héritiers de Nelson Mandela et de Desmond Tutu peut, de nos jours, définir l’apartheid et ses variantes ?
Dans leurs relations avec leurs partenaires occidentaux, les dirigeants de l’ANC, au pouvoir à Prétoria, peuvent difficilement faire table rase des liens idéologiquement incestueux qu’entretenaient certains de ces partenaires avec le régime de l’apartheid. Il n’est pas loin le temps où, en dépit de la ségrégation raciale qui le rongeait, ce pays était régulièrement qualifié, par des dirigeants occidentaux, d’unique démocratie en Afrique australe ! Aujourd’hui encore, certains de ces dirigeants n’éprouvent aucune gêne morale ou autre à qualifier Israël d’unique État démocratique du Proche-Orient, faisant ainsi fi du contexte d’occupation, d’humiliation et d’oppression que vivent les Palestiniens, au quotidien, à Haïfa, à Jérusalem, à Ramallah et à Gaza. Il s’agit là probablement d’un non-dit dans la démarche sud-africaine ; l’analogie est frappante au point d’interdire aux Sud-africains, de se comporter comme tout le monde ou presque, en détournant le regard des atrocités à l’œuvre en Palestine et en prenant allègrement part à un médiocre orchestre médiatique occidental, fossoyeur des vertus humaines éternelles que sont la vérité, la justice et la compassion…
2. Les enjeux collatéraux
L’Afrique du Sud semble disputer un match épique contre l’Occident, dans le dessein légitime de s’octroyer le titre de « patrie des droits de l’homme », tous pays confondus ; le succès est à sa portée, en raison de la fin pacifique de l’apartheid, il y a un tiers de siècle, et après le récent coup de génie diplomatique réussi à la CPI, en faveur de la dignité humaine en Palestine.
L’Afrique du Sud a certainement voulu “titiller”certains pays influents au sujet de la CPI elle-même, cette haute institution juridique internationale régulièrement accusée, au Sud, de ne jamais instruire de procès contre les dirigeants occidentaux à l’origine de conflits meurtriers et sans base juridique en Palestine, en Iraq, en Libye… Une CPI prompte, selon ses nombreux détracteurs, à se plier à la moindre solicitation occidentale de poursuite judiciaire contre tel ou tel dirigeant politique, spécialement en Afrique.
Il n’est pas exclu que la rapidité inhabituelle avec laquelle la décision de la CPI de lancer un mandat d’arrêt international contre le président russe, Vladimir Poutine, fut prise, sur fond de guerre en Ukraine, et les fortes pressions subséquentes sur l’Afrique du Sud, pour empêcher le dirigeant russe de prendre part, en présentiel, au dernier sommet des Brics à Prétoria, aient encouragé ce grand pays africain à tester, en retour, la sincérité et l’impartialité de ses partenaires occidentaux au sujet des droits de l’homme. Sur ce plan, l’Afrique du Sud a brillamment réussi à mettre à nu la sensibilité sélective à l’endroit de tels droits souvent qualifiés d’universels par ceux qui, aujourd’hui, en Occident, se désolidarisent ostensiblement des Palestiniens, pourtant soumis aux pires exactions des temps modernes, de l’avis désormais unanime de tous les organes spécialisés de l’ONU.
Au moment où tout le monde semble se rendre à l’évidence que le continent africain a droit à un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Afrique du Sud, par son initiative exemplaire auprès de la CPI, en faveur des Palestiniens de Gaza, creuse l’écart moral et politique avec les autres prétendants à cette dignité continentale et mondiale. Tous les pays épris de paix, de justice et de concorde mondiale se rappelleront, demain, du courage politique de l’Afrique du Sud, de sa fiabilité morale et de ses aptitudes potentielles à défendre la cause de la paix au sein d’un Conseil de sécurité bien mal-en-point.
La paix au Proche-Orient, sur la base des décisions pertinentes de l’ONU et du plan arabe de 2002, pourra difficilement être recherchée demain, sans l’implication effective de l’Afrique du Sud.
Si les Européens, en capitalisant sur les apports civilisationnels grecs et arabes, entre autres, ont remarquablement réussi, depuis le seizième siècle à servir de locomotive politique, philosophique et technologique au progrès de l’humanité, parfois au prix de tragiques dérives idéologiques, de retentissants cataclysmes humains et de désastres environnementaux planétaires, leur myopie morale officielle au sujet des agressions récurrentes contre les Arabes, particulièrement en Palestine, constitue désormais le talon d’Achille d’un monde occidental menacé, une nouvelle fois, par le fascisme. Face à une telle funeste perspective, le voisin géographique immédiat de l’Europe, le monde arabe ferait mieux, sous peine de graves conséquences existentielles, de faire de l’Afrique du Sud post-apartheid un allié stratégique et d’apprendre humblement auprès de ce partenaire clé l’art et la manière de s’unir et de résister solidairement aux agressions et aux tentatives de génocide, dans un contexte historique de rapport de force critiquement défavorable.
Isselkou Ahmed Izid Bih
Ex-recteur d’université